Le développement des technologies d’intelligence artificielle (I.A.) est au cœur de l’actualité et de tous les débats : révolution ou espoir pour les uns ; source d’inquiétudes et de risques à juste titre pour les autres …
Au-delà de cette opposition classique, une chose est sûre, de plus en plus d’entreprises s’intéressent à la mise en place d’outils algorithmiques basés sur une intelligence artificielle, non seulement dans le cadre des services proposés à la clientèle, mais également pour aider leurs collaborateurs dans l’exécution de leur travail (sans se substituer à eux) ou améliorer leur « expérience utilisateur » des outils numériques.
Dans quelle mesure ces nouveaux outils contribuent-ils concrètement à transformer le travail ou les métiers de l’entreprise ?
Inévitablement se pose la question de l’incidence du recours à ces nouvelles technologies sur les conditions de travail.
Le spectre est très large, de la formation professionnelle aux risques liés au stress professionnel notamment.
Dans une décision inédite, la Chambre sociale de la cour de cassation s’est prononcée, pour la première fois à notre connaissance, sur le recours d’un CHSCT à une mesure d’expertise dans le cadre d’un projet de mise en place d’un logiciel informatique intégrant une intelligence artificielle (Cass. Soc. 12 avril 2018, n° 16-27866).
Dans cette affaire, une société bancaire avait présenté à ses représentants du personnel un projet portant sur l’introduction d’un nouveau programme informatique visant à aider ses chargés de clientèle à traiter le flux important d’e-mail clients entrants.
Dans le cadre de sa consultation, le CHSCT considérait que le projet de technologie cognitive lié à ce logiciel, présenté comme permettant d’optimiser le travail des chargés de clientèles, portait en fait en lui-même une potentialité de redécoupage des missions des salariés au sein d’une agence.
Selon lui, il s’agissait d’une modification notable des conditions de travail, lui ouvrant droit de recourir à une expertise financée par l’employeur.
L’article L4614-12, 2° du Code du travail en vigueur à l’époque (cf. version antérieure à l’ordonnance n° 2017-1386 du 22 septembre 2017, ratifiée par la loi n° 2018-217 du 29 mars 2018), prévoyait effectivement cette possibilité en cas de « projet important modifiant les conditions de santé et de sécurité ou les conditions de travail » des salariés.
Suite à un recours judiciaire de l’employeur selon la procédure spéciale de référé en la forme, la délibération décidant le recours à l’expertise s’est vue annulée par le Tribunal de grande instance de Lyon.
Décision approuvée en cassation, au motif que ce projet ne présentait pas le caractère d’importance suffisant visé par le texte légal.
Partant, l’expertise est annulée et le CHSCT ne pouvait pas solliciter de report de son délai préfix de consultation de 2 mois.
En s’appuyant sur les constatations du Tribunal relatives aux fonctionnalités de l’outil (assistance à l’orientation et à la priorisation dans le traitement des demandes clients basée sur des mots-clés), la Cour de cassation retient que cette mesure se traduit par des conséquences mineures du point de vue des conditions de travail directes des salariés, dont les tâches vont se trouver facilitées.
Pour autant, il ne faut pas en déduire qu’un projet lié à l’IA serait par principe neutre en termes de conditions de travail et échapperait au champ de l’expertise CHSCT.
Simplement, c’est une affaire de cas par cas.
L’enjeu pour l’entreprise est de pouvoir argumenter et documenter le fait qu’au-delà de la recherche d’une amélioration de la performance globale dans le service, le projet permet d’apporter une amélioration des conditions de travail.
Au-delà de l’affirmation, l’une telle optimisation ne va pas forcément de soi, notamment du fait des problèmes techniques susceptibles d’intervenir lors de la phase de mise en place de d’appropriation de l’outil.
Il peut être délicat, s’agissant d’un projet, de démontrer que le changement apportera concrètement un gain.
Celui-ci doit être suffisamment significatif pour compenser les incidences pratiques, et les rendre finalement mineures au regard des conditions de travail.
En l’espèce, il apparaissait bien que les tâches des salariés seraient facilitées.
Loin de tenir du « gadget », le recours à l’IA fait alors ressortir sa pertinence et son utilité.
Cela illustre le fait que, lorsque les conditions sont réunies, la facilitation technologique du travail est un ingrédient d’amélioration des conditions de travail et de la qualité du travail.
Citons dans le même esprit un arrêt plus ancien, relatif à l’introduction d’un nouveau logiciel, et pour lequel le projet d’avait pas été qualifié d’important au regard des conditions de travail :
« Mais attendu que la cour d’appel, (…) sans fonder son appréciation sur le seul nombre de salariés concernés, a constaté que ledit projet consistait uniquement à déployer de nouveaux logiciels et à fournir aux salariés occupant des fonctions de consultants dans les entreprises clientes des ordinateurs portables sans que ces modifications entraînent des répercussions importantes sur les conditions de travail de ces salariés en termes d’horaires, de tâches et de moyens mis à leur disposition ; qu’elle en a exactement déduit, sans inverser la charge de la preuve, que ce projet ne constituait pas un projet important au sens de l’article L. 4614-12 du code du travail » (Cass. Soc. 8 février 2012, n° 10-20376).
Point intéressant concernant la décision du 12 avril 2018, la Cour semble fait sienne la référence aux « conditions directes » de travail, ce qui laisse entrevoir une distinction assez inédite entre ce qui relèverait des conditions directes ou indirectes de travail …
Sans en donner de définition, ce critère peut en tout cas donner à penser -a contrario- que les effets indirects seraient plus négligeables dans l’appréciation.
En présence d’incidences simplement mineures du point de vue des conditions directes de travail, ou que l’on pourrait qualifier de non substantielles, il n’y a pas de projet important.
Le critère du nombre de salariés impactés n’est alors plus déterminant (ce qui n’a pas toujours été le cas : cf. p. ex. Cass. Soc. 28 octobre 1996, n° 94-15914 concernant un nouveau système informatique affectant 600 postes de travail et impliquant une nouvelle formation).
Dans cette approche casuistique, la jurisprudence se montre nécessairement fluctuante.
Ainsi vient-elle récemment de considérer, s’agissant de l’obligation de consultation (dont l’expertise est le pendant bien souvent), qu’un projet technologique présentait un caractère important :
« Mais attendu, d’abord, que les dispositions de l’article L. 4614-12, 2°, du code du travail alors applicable, permettent au CHSCT de recourir à un expert pour l’éclairer sur la nouvelle organisation du travail et lui permettre d’avancer des propositions de prévention, quand bien même cette nouvelle organisation a commencé à être mise en oeuvre ;
Attendu, ensuite, qu’ayant constaté que le projet était constitutif d’une nouvelle technologie au sens de l’article L. 4612-9 du code du travail alors applicable, dès lors qu’il implique que les personnels au sol des pôles clients soient équipés de tablettes numériques, utilisent une application spécifique et suivent une formation dédiée et que qualifié de « projet d’entreprise » par l’employeur, notamment en ce qu’il encourage le nomadisme au détriment de postes sédentaires, il emportait des modifications importantes dans les conditions de santé ou de travail des salariés concernés, le président du tribunal a pu en déduire qu’il s’agissait d’un projet important » (Cass. Soc. 14 mars 2018, n° 16-27683).
Il ne fait guère de doute qu’avec l’accélération des progrès tous azimuts en matière d’I.A., de nouveaux développements interviendront en jurisprudence.
Pour l’instant, il est surtout question de technologies d’assistance, mais les potentialités d’autonomisation grandissantes des robots vont poser de nouveaux défis en termes d’interaction homme/machine, bien sûr, au plan des responsabilités.
Précisons qu’en ce qui concerne ces expertises, la réforme MACRON a maintenu le dispositif au profit du nouveau Comité social et économique (CSE), lorsque celui-ci dispose de ses pleines attributions, c’est-à-dire dans les entreprises d’au moins 50 salariés.
Le cadre de ces expertises est toutefois réaménagé (cf. nouvel article L2315-94, 2° du Code du travail).
Il regroupe désormais ensemble sous le même régime les cas de projet d’introduction de nouvelles technologies d’une part (étendu au passage aux entreprises de moins de 300 salariés), et d’aménagement important modifiant les conditions de santé et de sécurité ou les conditions de travail d’autre part.
Il convient de rappeler que ces projets-là sont soumis à procédure d’information-consultation préalable obligatoire du CSE (cf. L2312-8, 4°).
En cas de recours à l’expertise, le CSE disposera, en principe et sauf accord collectif, d’un délai de 2 mois pour rendre son avis (porté à 3 mois en cas d’expertise(s) intervenant dans le cadre d’une consultation engagée à la fois au niveau central et des établissements), à charge pour l’expert de lui restituer son rapport au plus tard 15 jours avant l’expiration de ce délai.
Dans tous les cas, quelles que soient les diligences de l’expert, le silence du CSE au terme vaudra avis négatif, permettant la poursuite du projet.
Nouveauté importante, le CSE devra assumer en partie le coût de cette expertise, à hauteur de 20%, ce pour quoi il pourra mobiliser son budget de fonctionnement (jusqu’à présent inexistant dans les CHSCT), lequel n’a été très légèrement revalorisé à 0,22% que pour les CSE dans les entreprises d’au moins 2000 salariés.
Toutefois, le principe du cofinancement ne sera pas applicable en cas de budget de fonctionnement insuffisant (à condition toutefois que le CSE n’ait pas utilisé au cours des 3 dernières années la nouvelle possibilité d’affecter l’excédent annuel de son budget de fonctionnement au financement de ses activités sociales et culturelles ; en cas de financement intégral par l’employeur de cette expertise, cette possibilité de transfert sera en outre verrouillée pour les 3 années suivantes).
Le dispositif est plus strictement encadré, l’objectif du législateur étant de responsabiliser les élus dans le recours à des expertises très coûteuses pour les entreprises.
Il est certain que la situation générale dans laquelle l’employeur n’était pas le commanditaire de l’expertise mais le payeur obligé était fort peu satisfaisante.
Les choses seront ainsi un peu mieux équilibrées.
Il convient de noter qu’au final, l’idée d’imposer au CSE de recourir à une procédure d’appel d’offres préalable à la désignation de l’expert n’a pas été retenue par la réforme. Précisons qu’en ce qui concerne les établissements publics hospitaliers, la jurisprudence a aussi enterré le débat sur l’application du Code des marchés publics, en considérant que le CHSCT n’est pas soumis à l’obligation de respecter la procédure de passation des marchés :
« Mais attendu qu’eu égard à [sa] mission (…), le CHSCT ne relève pas des personnes morales de droit privé créées pour satisfaire spécifiquement des besoins d’intérêt général au sens de l’article 10 de l’ordonnance n° 2015-899 du 23 juillet 2015 relative aux marchés publics, quand bien même il exerce sa mission au sein d’une personne morale visée audit article » (Cass. Soc. 28 mars 2018, n° 16-29106).
En revanche, la procédure d’agrément des experts est supprimée : l’expert CSE devra être à l’avenir choisi parmi une liste d’experts qui seront désormais habilités, selon une procédure administrative qui reste à définir par voie réglementaire et dans l’attente de laquelle les agréments en cours restent valables.
Enfin, les modalités de contestation de recours aux expertises évoluent également, ce qui appelle à la vigilance pour l’employeur dans la mesure où le délai de saisine du juge sera, quel que soit le point de contestation, de 10 jours sous peine de forclusion.
Ce délai est excessivement bref, tout particulièrement lorsqu’il s’agit de contester la nécessité et le bien-fondé de l’expertise dès que celle-ci est décidée.
Autrement dit, il est vivement recommandé d’anticiper un recours éventuel en lien avec le Conseil de l’entreprise, et ce dès l’établissement de l’ordre du jour de la réunion, afin d’avoir la réactivité nécessaire.