La Cour d’appel de Grenoble vient de statuer récemment sur cette question. En août 2015, un collectif de salariées de la société STMicroelectronics, appuyé par la CGT qui est intervenue volontairement à l’instance, saisit les tribunaux afin de voir condamner leur employeur pour discrimination liée au sexe.
Les salariées pointent des disparités de rémunération et de progression de carrière par rapport à leurs collègues masculins.
À l’origine de l’affaire, un document interne transmis par erreur sur l’intranet de l’entreprise et retraçant la carrière de nombreux salariés, faisant apparaître des inégalités salariales.
L’employeur se défend en mettant notamment en avant sa politique volontariste en matière d’égalité entre les femmes et les hommes.
En vain : en matière de discrimination liée au sexe, seul compte le résultat.
Les affaires concernent tant des ouvrières que des techniciennes ou, comme en l’espèce, des ingénieures et cadres.
Il convient de noter qu’il s’agit d’une série groupée d’actions individuelles, et non d’une action de groupe fondée sur les articles L 1134-6 et suivants du Code du travail : en effet, ce type d’action n’est ouvert que lorsque le fait générateur de la responsabilité ou le manquement est postérieur au 20 novembre 2016.
Tel n’était pas le cas pour cette affaire.
Des éléments laissant supposer une discrimination systémique liée au sexe
Parmi le collectif de salariées, l’une d’entre elles a été embauchée en 1990 comme ingénieure produit, statut cadre.
Devant les tribunaux, elle apporte plusieurs éléments laissant supposer l’existence d’une discrimination, parmi lesquels des écarts de rémunération entre les hommes et les femmes au sein de l’entreprise et, plus particulièrement, aux postes d’ingénieurs, une part plus faible de femmes par rapport aux hommes dans les « jobs grades » les plus élevés et, la concernant plus spécifiquement, un salaire inférieur de 16 % à la moyenne des ingénieurs de la société et une faible évolution professionnelle malgré de bonnes appréciations lors des entretiens annuels d’évaluation.
Ces éléments ressortent de différents documents, notamment des bilans sociaux, des rapports de situation comparés, des rapports d’experts du comité social et économique ou de constat de l’inspection du travail.
La salariée met aussi en avant la reconnaissance, dans un accord d’entreprise relatif à l’égalité professionnelle, d’écarts de rémunération femmes/hommes au sein de la population cadre.
La cour d’appel considère que, pris dans leur globalité, ces éléments de fait laissent présumer l’existence d’une discrimination prohibée à raison du sexe en ce qu’ils traduisent une évolution de carrière et de rémunération de l’intéressée ralentie par rapport à des salariés de sexe masculin et une situation des femmes dans l’entreprise moins favorable d’un point de vue général et plus spécifiquement s’agissant de la catégorie des ingénieurs et cadres que celles des hommes.
Mener une politique volontariste n’empêche pas l’existence d’une discrimination
En application du régime probatoire de la discrimination prévu à l’article L 1134-1 du Code du travail, il appartient désormais à l’employeur de prouver que la situation est justifiée par des éléments objectifs étrangers à toute discrimination.
Pour sa défense, l’entreprise fait valoir notamment l’augmentation du nombre de femmes dans les postes à responsabilité, l’accroissement plus rapide des salaires des femmes sur certaines périodes ou le fait que l’écart de salaires entre les femmes et les hommes est plus favorable pour les femmes à certains niveaux de classification.
L’employeur met également en avant sa politique volontariste en matière d’égalité femmes/hommes, qui se matérialise par les éléments suivants :
- la signature d’accords collectifs relatifs à l’égalité professionnelle en 2014, 2017, 2019 et 2022,
- une note de 93 points sur 100 en 2022 à l’index de l’égalité professionnelle femmes/hommes prévu à l’article L 1142-8 du Code du travail,
- la mise en œuvre d’une action intitulée « Women in Leadership » et l’adoption d’un code de conduite,
- la mise en place d’outil de priorisation et d’analyse des situations individuelles et de profil référent pour analyser les inégalités de traitement.
Si certains de ces éléments sont retenus comme des justifications étrangères à toute discrimination, l’ensemble de l’argumentation ne convainc pas les juges, du moins pas pour toute la période incriminée.
Ils déboutent la salariée de sa demande pour la période antérieure à 2013, mais reconnaissent l’existence de la discrimination fondée sur le sexe à compter de cette date, retenant que la salariée aurait dû bénéficier d’une évolution de carrière supérieure, compte tenu de l’évolution moyenne au sein du « job grade » où elle était positionnée.
Ils condamnent en conséquence l’entreprise à verser des dommages-intérêts à la salariée.
Il convient de noter qu’afin d’évaluer le préjudice financier, la salariée a utilisé la méthode dite « Clerc » qui consiste à effectuer une triangulation à partir de l’écart de rémunération observé, sur toute la durée de la discrimination, entre la salariée discriminée et les collègues de qualification et d’âge similaires.
L’employeur avait rejeté ce calcul au motif que cette méthode manque d’objectivité et qu’elle constitue un calcul artificiel allant dans le sens de l’accroissement des demandes.
Sans succès, la cour d’appel jugeant que cette méthode constitue un moyen approprié permettant de calculer de manière juste et intégrale le préjudice subi par la salariée.
Les juges relèvent en outre l’absence d’autre méthode proposée.
Un fichier RH diffusé par erreur peut servir à prouver une discrimination
Un autre aspect intéressant de l’arrêt concerne les éléments de preuve pouvant être apportés par la salariée.
À l’appui de sa demande, l’intéressée produit un tableau indiquant le nom de différents salariés, leur date d’embauche, le niveau de salaire, de classification et de « job grade ».
Ce document confidentiel avait été mis en ligne par accident sur l’intranet, un mail des ressources humaines avait ensuite demandé la destruction de toutes les copies mais une des plaignantes l’avait conservé et transmis aux autres.
L’employeur conteste la recevabilité de la pièce au motif qu’elle porte atteinte au droit à la vie privée des salariés et que les salariées se sont procuré ce document par un procédé déloyal et illicite.
Ces arguments sont balayés par la cour d’appel, qui rappelle que le droit à la preuve peut justifier la production d’éléments portant atteinte à la vie personnelle d’un salarié à la condition que cette production soit nécessaire à l’exercice de ce droit et que l’atteinte soit proportionnée au but poursuivi.
En l’espèce, les juges relèvent que la salariée ne disposait pas d’autres moyens de preuve au moment de la saisine du juge prud’homal pour fournir des éléments de comparaison en vue d’établir la discrimination alléguée.
En effet, hormis certains documents, qui, selon la salariée, établiraient l’existence d’une discrimination systémique au sein de la société, celle-ci produit des éléments de comparaison uniquement après les avoir obtenus en cours de procédure, sur injonction du conseil de prud’hommes.
La cour d’appel considère donc que la production de ce document était indispensable pour soutenir la comparaison alléguée et que l’atteinte portée à la vie personnelle des salariés est proportionnée.
Par conséquent, la pièce est recevable.
Dans une autre des affaires (CA Grenoble 28-10-2023 n° 18/04136), la salariée a également fourni des tableaux indiquant le nom de différents salariés, leur date d’embauche et de sortie, leur emploi, l’échelon et les salaires et un fichier regroupant leurs contrats de travail.
L’intéressée avait obtenu ces éléments par une autre plaignante qui les avait elle-même reçus de l’employeur en première instance.
L’employeur avait soulevé l’irrecevabilité de ces pièces, pour les mêmes motifs que pour le fichier mis par erreur sur l’intranet : atteinte à la vie privée et obtention par un procédé déloyal.
En vain, la cour d’appel faisant primer ici encore le droit à la preuve.
La Cour de cassation a déjà jugé que la communication d’éléments portant atteinte à la vie personnelle des autres salariés peut être ordonnée par le juge dès lors qu’elle est indispensable à l’exercice du droit à la preuve et proportionnée au but poursuivi (Cass. soc. 8-3-2023 n° 21-12.492 ; Cass. soc. 1-6-2023 n° 22-13.238).
La cour d’appel applique ce principe à des éléments obtenus par d’autres procédés que l’injonction judiciaire directe.